Le droit des brevets commence à brider l’innovation.
Des entreprises de haute technologie de premier plan se rallient à Samsung dans la dernière escarmouche en date de la longue guerre des brevets qu’Apple mène contre Android. C’est là un nouveau chapitre dans le livre noir des absurdités d’un système des brevets américains qui prend mal en compte les incitations des entreprises.
Imaginez un instant que l’entreprise de vente de vêtements et accessoires H&M ait déposé un brevet de design sur les boutons : si un bouton est de forme ronde, c’est un bouton H&M. Mettons que ce brevet ait été accepté par les autorités compétentes, ce qui serait déjà un comble.
Bientôt, la firme concurrente Zara sort une nouvelle collection de pantalons et de vestes dont les boutons sont ronds. H&M fait un procès à Zara pour violation de brevet. Non seulement Zara est déclarée coupable mais elle doit donner à H&M non pas un pourcentage de ses ventes correspondant à la valeur des boutons ronds utilisés mais bien l’intégralité de ses profits sur toute sa collection.
Cette situation vous parait-elle un peu folle ?
Contrairement aux brevets d’utilité, c’est pourtant la norme dans l’étrange monde des brevets de design. Et cette norme absurde est la cause d’une longue guerre de brevets entre géants des smartphones.
Apple contre Samsung
Apple dépose des brevets de design qui spécifient que l’idée d’un smartphone dont la coque est rectangulaire et les angles ronds est l’exclusive propriété de la firme californienne fondée par Steve Jobs.
En avril 2011, Apple fait un procès à Samsung, prétendant que la forme rectangulaire aux coins arrondis des produits Galaxy viole son brevet de design. Elle demande aussi l’interdiction de la vente de produits Samsung aux États-Unis. Cette seconde demande radicale sera introduite et rejetée pas moins de quatre fois par les tribunaux américains.
En août 2012, un jury donne cependant raison à Apple dans la plainte portant sur le brevet de design. Il estime que les coins arrondis des appareils Galaxy sont une infraction au brevet de design d’Apple. Etant donné que le contenu des Samsung n’est pas vendu séparément de leur coque, le jury somme Samsung de donner à Apple les profits réalisés sur la vente de l’ensemble de leurs appareils Galaxy. Le jugement initial portait cette somme à plus de 1 milliard de dollars. En 2013 et 2015, des cours américaines minorent cette amende, la ramenant à 548 millions de dollars.
Ce que ces jugements veulent dire
La petite victoire que peut représenter la minoration de l’amende infligée à Samsung ne doit pas faire oublier que l’existence même de cette amende représente un recul en matière de droits de propriété intellectuelle.
Le maintien de l’amende valide en effet la logique d’estimation des dommages issus d’infraction sur un brevet de design basée sur la valeur du produit entier (le smartphone dans son intégralité) plutôt que sur la valeur de la caractéristique brevetée (les coins arrondis de la coque du smartphone).
Le deux poids, deux mesures entre brevets de design et brevets d’utilité
Prenons un peu de recul.
Il existe deux sortes de brevets ; les brevets d’utilité (qui protègent la façon dont un élément est utilisé et fonctionne) et les brevets de design (qui protègent seulement l’apparence d’un élément et non sa structure ou sa fonctionnalité).
Le système actuel des brevets ne traite pas les brevets d’utilité et les brevets de design de la même façon – au détriment des inventeurs.
Alors que les brevets d’utilité doivent faire la démonstration de leur caractère vraiment innovant, nombreux sont les brevets de design à être acceptés par la réglementation alors qu’ils sont bien trop vagues, comme le brevetage d’une couleur ou d’une forme par exemple, quand bien même ils sont susceptibles d’être déclarés invalides ou tout simplement impossibles à faire respecter. Le résultat ? Les vrais inventeurs n’ont plus l’espace nécessaire pour créer.
Mais ce deux poids deux mesures est encore plus frappant en cas d’infraction. Dans le cas d’un brevet d’utilité, le contrefacteur présumé peut être condamné à payer une redevance raisonnable sur l’élément emprunté à un concurrent. Dans le cas d’un brevet de design, comme on le voit dans l’affaire Apple/Samsung, le total des bénéfices issus de la vente des produits du contrefacteur présumé peut être siphonné par le plaignant.
D’une certaine façon, les tribunaux américains font aujourd’hui triompher la forme sur le fond.
Quand les tribunaux américains encouragent les trolls de brevets
Ces décisions de justice poussent à l’émergence d’un contexte réglementaire favorable à une avalanche de litiges basés sur des allégations d’infraction sur brevet de design. Les entreprises seront naturellement encouragées à porter plainte contre un concurrent gênant au moindre soupçon d’infraction sur un élément de design marginal dans l’espoir de rafler les profits issus de la vente par leur compétiteur d’un produit entier.
C’est l’essence de l’appel lancé le 1er juillet 2015 par huit entreprises de la Silicon Valley (Dell, eBay, Facebook, Google, Hewlett Packard, Limelight Networks, Newegg, SAS Institute) à la cour d’appel américaine en charge des droits de propriété intellectuelle : ces décisions de justice « conduiront à des résultats absurdes et auront un impact dévastateur sur les entreprises dépensant des milliards de dollars chaque année en frais de recherche et développement de technologies complexes ». En bref, les tribunaux américains confirment un principe vicié qui se révélera préjudiciable à toute l’industrie.
Dans un contexte où, en Europe comme aux États-Unis, la réforme du droit des brevets est à l’agenda des législateurs, ces derniers devraient y inclure les brevets de design. Ceux-ci sont validés par le règlementateur alors qu’ils sont trop souvent vagues. Ils méritent autant leur attention que le sujet plus populaire des trolls de brevets. En effet, même si les trolls de brevets se basent généralement sur les brevets d’utilité et non sur les brevets de design, les deux sujets sont d’une certaine manière connectés puisque les décisions de la justice américaine dans l’affaire Apple/Samsung ouvrent en grand la porte aux trolls de brevets que le législateur américain tente pourtant de fermer.
Dans ce contexte absurde où le droit des brevets semble avoir dérivé bien loin de son but originel de promotion de l’innovation, le futur des brevets de design s’annonce plutôt bien pour les avocats et plutôt mal pour les inventeurs et les consommateurs.